Un touriste aux Îles de la Sonde

(Petit guide des pantouns)

Présentation et traductions : © Christian Tanguy

   « Il n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, ou un voyage dans les mers du Sud. »

   Ces lignes de la « Prose du Transsibérien », le touriste qui se les récitait en ce jour d’octobre 1988 avait choisi les mers du Sud. Et sur ce quai de la gare de Singapour, quelques centaines de mètres seulement le séparaient de l’embarcadère pour Sumatra.
   (Il aurait aimé rêver descendre d’un train prolongeant le Transsibérien, mais la ligne entre la Chine et la Malaisie n’a jamais pu être réalisée).

D’autres vers pouvaient venir en tête d’un touriste amateur de poésies à l’heure d’aborder aux Îles de la Sonde :

   « Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
   Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir...
   Valse mélancolique et langoureux vertige... »

    Le commentateur de l’édition scolaire des Fleurs du Mal ajoute en effet :

   « L’auteur utilise ici le pantoum, une forme fixe empruntée au malais, appréciée des amateurs d’exotisme et de virtuosité technique... »

(Que de blabla...)

    Ce sont les pages culturelles de son guide de voyage qui lui ont rappelé l’existence de cette forme. Il est attiré aussi par le malais, que d’autres livres susceptibles de faire rêver un touriste fatigué évoquent comme une langue « du groupe malayo-polynésien », quelquefois jugée « l’une des plus facile au monde ».
    La Malaisie même est derrière. Notre touriste la quitte plutôt insatisfait : il ne l’a pas trouvée assez exotique ! Mais la même langue se parle en Indonésie, pays des Mers du Sud et des Îles de la Sonde…

« Après une escale à Charleville, le poète mène une vie vagabonde. Il visite l’Europe, va aux îles de la Sonde, en Scandinavie, en Égypte (1880), à Chypre, en Abyssinie... »

   Quatrième de couverture d’un autre livre de poche…

   Ce touriste visite beaucoup les librairies. Dans toutes les capitales du monde, il les guette, les visite, et même dans certains petits villages où elles ne vendent que des livres de classes et des bibles.

    Celui qui veut aller de Malaisie en Indonésie sans utiliser le vaisseau volant (« kapal terbang »), ce touriste a vite l’impression d’être un contrebandier. Il lui faut changer plusieurs fois de bateau, puis de bus ; enfin il aborde à sa première librairie.
    Aucun recueil de pantouns mais tout de même un manuel enseignant leur langue aux touristes.
   

    Le nôtre allait dès lors employer les temps morts de son voyage efficacement. Une bonne part de ses deux mois d’Indonésie en effet se passerait dans des bateaux de toutes sortes : fluviaux et maritimes, dans des cabines sans hublots ou sur les entreponts surpeuplés d’espèces de trimarans. Lui, étudiait dans le manuel !
    À terre il pouvait mettre en pratique. Les Indonésiens étaient bavards et parlaient le malais avec une relative lenteur (c’était pour certains une seconde langue, langue de marché qui aide les villages lointains à communiquer).
    En outre sa prononciation comme sa grammaire lui rappellaient le français (et plus encore le breton, langue d’enfance…)


    Il se mit à la ressentir véritablement comme la langue originelle retrouvée. À en aimer les mots comme dans aucune langue encore de toutes celles qu’il avait été amené à aborder. Sans qu’il y ait eu contagion étymologique il y retrouvait des mots qu’il aimait déjà :

Mati : mort (matar.)
Jalan : route (jalon.)
Hati : cœur (heart.)
Bunga : fleur (blumen.)
Bibir : lèvres (qui boivent : beber.)
Besar : grand (braz.)
Bulan : lune (boule...)
Tidur : dormir (tu dors ?)
Rumah : maison (room !)

    Et d’autres mots, qui lui semblaient naturels sans qu’il sût pourquoi :

Mandi : baigner (les femmes, le matin, le fleuve...)
Kaki : pied (jalan kaki : aller à pied...)
Gila : fou.
Dan lain lain ...

    Il ne trouva pas de recueil de pantouns de ses deux mois en Indonésie. Chercha-t-il bien ? C’était un rêveur et un piètre journaliste...
    Ce n’est qu’au retour à Singapour qu’il put s’en procurer plusieurs, avec des traductions anglaises, et même une plaquette à l’intention des sinophones. Les Malais et Indonésiens avaient-ils oublié ?


    Ce n’est qu’à son départ de Malaisie, puis en France, qu’ils se mit à essayer de les comprendre. Et inévitablement de les traduire :

Ada suatu kapal Surati
Mati tukang mati kelasi
Kalau tak dapat bagai di hati
Biarlah bujang sampai ke mati

Il y a un certain bateau dans Surate
Mort le capitaine mort le matelot
Au cas où manque encor l’âme sœur au cœur
Rester solitaire jusqu’à croiser la mort

    Toutes ces traductions essaient d’être les plus littérales possibles.

(Mais elles n’étaient pas exemptes d’erreurs. Ainsi le « capitaine » du précédent était un charpentier originellement… Mais un capitaine est plus attendu sur un navire qu’un charpentier…)

Pour le même quatrain il s’éloigna cependant de l’original dans une traduction alternative, pour plus de rythme et de rime :

Il est un bateau vide en baie de Singapour
Matelots capitaine ? enlevés par les Maures
Si vraiment le cœur ne peut trouver l’amour
Rester solitaire... et puis trouver la mort

    Il s’agit souvent de traduire des matrices de 4 fois 4 mots : pourquoi ne pas, dans un premier temps, s’en tenir à une discipline de mathématicien, quitte à prendre des libertés avec la syntaxe du beau français :

Dari mana punai melayang
Dari paya turun ke padi
Dari mana datang sayang
Dari mata turun ke hati

Venant / d’où ça ? / la colombe / se glisse
Venant / des marais / descend / aux rizières
Venant / d’où ça ? / arrive / l’amour
Venant / des yeux / descend / au cœur

Puan emas di atas peti
Bunga mawar layu terletak
Tuan berjalan besenang hati
Saya yang tinggal berhati rusah

Une coupe en or / au dessus / d’un coffre
La fleur du rosier / fanée / au sol
Monsieur voyage / l’insousiance / au cœur
Moi qui reste / j’ai le cœur / en morceaux

(Tout cela fait bien fleur bleue !)

Banyak orang bergelang tangan
Saya seorang bergelang kaki
Banyak orang larang jangan
Saya seorang turut hati

Beaucoup de ces gens ont bijoux aux poignets
Moi parmi ces gens j’ai bijoux aux chevilles
Beaucoup de ces gens interdisent et ordonnent
Moi parmi ces gens j’écoute mon cœur

Padi muda jangan dilurut
Kalau dilurut pecah batang
Hati muda jangan diturut
Kalau diturut salah datang

Le riz en herbe faut pas y toucher
Qu’on aille y toucher et se casse l’épi
Le cœur en herbe faut pas y croire
Qu’on aille y croire et les fautes arrivent

Tuan ketam padi pulut
Saya ketam padi jawi
Tuan berkata sedap di mulut
Saya mendengar sakit hati

Monsieur moissonne le riz collant
Moi qui moissonne le riz commun
Monsieur discourre plaisir en la bouche
Moi qui écoute malade est mon cœur

Nasi basi atas para
Nasi masak dalam perahu
Pucat kaceh badan sengsara
Hidap segan mati takmahu

Du riz restant dessus la banquette
Du riz mûri dedans le bateau
Livide amour le corps agonise
Vivant sans volonté à mourir hésite


    Parfois le traducteur se heurte à des particularismes régionaux. Ainsi la Bunga kemboja, « fleur du Cambodge » ou frangipanier, est inconnue en nos contrées. Souvent associée à la mort, on peut la remplacer en français par du chrysanthème :

Kalau tuan mudek ka-ulu
Carikan saya bunga kamaja
Kalau tuan mati dahulu
Nantikan saya di-pintu syurga

Que tu viennes Amour à monter aux sources
Cueille pour moi la fleur du chrysanthème
Que tu viennes Amour à mourir avant
Veille pour moi à la porte d’Éden


    Pour l’instant, tout cela est assez romantique, fleur bleue. C’est surtout un penchant du traducteur.
    Mais sur un sujet... parallèle... :

Semalam saya mimpikan bulan
Nyiur gugur dengan tandannya
Tidur semalam mimpikan tuan
Rasa kutidur dibantal langannya

Une nuit j’avais un rêve de lune
Noix de coco au sol entraînée par sa branche
En dormant une nuit un rêve de Toi
Comme si je dormais au creux de tes bras

(...)

Kerengga di-dalam bulah
Serahi berisi air mawar
Sampai hasrat didalam tubah
Tuan seorang jadi penawar

Fourmis rouges au dedans du bambou
Flacon rempli de l’eau de rose
Vienne le désir dedans mon corps
Mon aimée seulement et voilà qu’il s’apaise

Akar kramat akar bertuah
Akar bertampak di-goa batu
Nabi Muhammat bercintakan Allah
Di manalah tuan masa itu

Liane sacrée liane heureuse
Sa tige s’insinue dans la fente du roc
Le prophète Mohammet aimait Allah
Faute d’avoir mon Aimée en ce temps-là

Hendak pucok pucoklah jering
Jering takbiasa pucok di-dehan
Hendak kukok kukoklah biring
Biring takbiasa kalah di-medan

Vouloir des pousses des pousses de pois
Des pois étranges des pousses aux branches
Vouloir une crête une crête orange
Une crête étrange vaincue à la bataille

Selasih di tepi tubir
Tanam bedara di tepi perisi
Kasih tuan di tepi bibir
Tidak mesra ke dalam hati

Basilic au bord du ravin
Planter du jujube au bord du puit
L’amour de vous au bord des lèvres
Sans pouvoir se fondre jusqu’au fond du cœur

Kain ini kain sutera
Kalau mandi dibasah jangan
Main ini kita berdua
Kalau mati menyesal jangan

L’habit que voici habit de soie
Qu’il faille se baigner le mouiller certes non
Le jeu que voici qui nous réunit tous deux
Qu’il faille en mourir regretter certes non


    On trouve aussi des pantouns plus philosophiques :

Rumah kecil tiang seribu
Rumah gendang terpanggung
Dari kecil timangan ibu
Sudah besar timangan untung

Maison minuscule béquillard mille-pattes
Maison royale sur ses piliers
Initié minuscule dans les bras d’une mère
Te voilà un grand dans les bras du destin

    Ou simplement moraux (les deux derniers vers d’un pantoun sont souvent des dictons qu’on emploie dans la conversation courante) :

Pisang emas bawa belayar
Masak sebiji di atas peti
Hutang emas dapat dibayar
Hutang budi dibawa mati

Les bananes dorées qu’emporte le navire
De mûre il est une au-dessus du panier
Les dettes de l’or se peuvent rembourser
Les dettes du cœur s’emportent dans la mort

Bintang tujuh tinggal enam
Jatuh sebiji di Majapahit
Hilanglah sepuh tampaklah senam
Itulah tanda emas tak baik

Étoiles : de sept il en reste six
Tomba une étincelle sur le Chêne Amer
Partie la patine paraît le métal
C’est bien là le signe que l’or ne vaut rien


    On ne sait pas très bien d’où viennent les pantouns. Ils se sont perpétués avant tout par la tradition orale. Mais les poèmes populaires sont souvent d’origine savante – comme les galets des rivières : d’anciennes roches détachées des montagnes.

Kalau ada jarum patah
Jangan simpan di dalam peti
Kalau ada pantun sepatah
Jangan simpan di dalam hati

Lorsqu’on a son aiguille en morceau
Ne pas la laisser dedans son corsage
Lorsqu’on a à chanter un morceau
Ne pas le laisser dedans son cœur


    En voici un ressemblant à un poème taoïste :

Pagi-pagi awan berlari
Bintang sebiji mebelah bukit
Kalau dapat gambar di hati
Dunia dipandang tinggal sedikit

Au petit matin les nuages s’enfuient
Du firmament une seule étoile divise les collines
Une fois que tu l’as l’idéal en ton cœur
Du monde sous tes yeux te reste bien peu

    à comparer avec ce poème de Li Po, (ici traduit par François Cheng dans L’Écriture poétique chinoise au Seuil) :

Les oiseaux s’envolent, disparaissent.
Un dernier nuage, oisif, se dissipe.
À se contempler infiniment l’un l’autre,
Il ne reste que le mont Révérencieux.


    Un autre :

Bunga rampai di dalam puan
Bunga selasih di dalam peti
Sebelum jumpa dengan tuan
Sungguh hidup seresa mati

Des fleurs variées au fond d’un vase
Des fleurs de basilic au fond d’un coffre
Avant la rencontre avec mon aimé
Bien que vivant je me croyais mort

    Pour finir, deux pantouns se terminant par le mot préféré de notre voyageur :

Burung pipit terbang ke bukit
Tempat orang menanam pala
Pipi tersenyum kening diangkit
Bagaimana saya tak gila

L’oiseau Pipit s’envole vers le mont
Là où les hommes plantèrent leurs noix
La joue sourit les sourcils relevés
Par quelle raison ne suis-je pas fou

Rumah kecil pintu ke laut
Tempat orang menggesek biola
Tubuh kecil bagai diraut
Di situ tempat hatiku gila

Maison menue fenêtre sur la mer
Là où un homme racle un violon
Un corps menu on dirait sculpté
Là-bas là où mon cœur devint fou


    Un touriste peut donc traduire des pantouns, du moins tant que le vocabulaire en demeure simple et que le symbolisme derrière les mots reste universel, ou secondaire.
    Mais le lecteur de ce « guide touristique du pantoun » peut bien s’y essayer lui-même... Il trouvera en annexe une bibliographie, quelques remarques sur la langue, et le lexique de tous les mots employés dans les 22 poèmes choisis dans cet article.
    Je n’en sais guère plus.

 Christian Tanguy  

    Merci à Georges Voisset pour y avoir relevé plusieurs erreurs dans la première version de ceci.
    Merci également à la revue Pantun sayang qui en a reproduit une version abrégée dans le numéro 13 de sa revue.