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Charlie Côté Coeur

Poèmes de Jacqueline Mathis
(© J.M. 1995)

                               

La morte

La morte s'est fait un visage factice,
mieux que le premier.
Sans danger elle marche
sur le bord écaillé du toit.

Quand je m'en suis rendue compte
et que je l'ai vue en compagnie de Mao le chat
(monté lui aussi depuis peu),
je n'ai pas pu me retenir, je lui ai crié
« tu es plus belle qu'avant ! »
ça m'a échappé.

Alors, au lieu de me laisser volontiers imaginaire
elle m'a remise à ma place,
d'un coup,
et je me suis retrouvée petite,
assise, le coeur gros et profondément arrêtée
à la mathématique usuelle,
deuxième rang.

                               

Nous aurons tout essayé

Nous aurons tout essayé

Jusqu'à souscrire à un abonnement américain pour le chien,
(Cave-grenier et retour tous les jours de la semaine)
afin qu'il nous trouve la corde du pendu.

Nous aurions mieux fait de le siffler sur place !

Cette maison ne nous montrera jamais que ses plâtres,
car, manifestement,
nous lui avons fait dès le départ une mauvaise impression,
et même si elle nous consent
la pratique de ses cheminées,
tout me porte à penser que nous ne lui avons été
que des acheteurs anodins,
des vulgaires rêveurs juste bons
à lui essuyer les ronds de limonade aux coins des tables
et, du coup,
elle ne nous rembourse même pas la mise.

                               

Lazare

Une fois semé
le basilic pour la soupe,
là-haut, son mouchoir sur la tête,
complètement au soleil Lazare s'endort,
et aussitôt des lutins farceurs s'éparpillent à leur manière
sur la colline sèche en faisant
rouler ensemble tous les cailloux de la création,
et jusqu'en bas,
et peut-être bien jusqu'au village, mais tant pis pour eux :
un dernier vieux berger à qui il ne reste même pas
un seul mauvais chien pour le travail
ça ne se réveille pas pour aller avertir,
ça ne rend plus service que comme santon à la crèche.

                               

Rupture

Le 365ème jour,
enfin,
l'homme sous le parasol lit tout haut
pour ses amis
la vieille lettre de rupture du mois de Juin.

Nous sommes dans ce pays
où il convient de faire ses adieux
à 9 heures pour 10 heures et demie
car le train de Paris passe à 50 kilomètres.

Et ce n'est pas commode quand
on est la demoiselle à la valise
et qu'on doit tenir le chapeau avec la main,
à cause du vent,
364 jours sur 365.

                               

Les vieilles maisons...

Les vieilles maisons de la rue Saint Antoine
sont si petites qu'il me les faut toutes,
oh, laissez-les-moi,
deux pour le prix d'une,
je leur collerai des sentiments et des personnages
arrosés de frais,
la danseuse
jouera de la bombarde sur le balcon,
le polichinelle
prendra la monnaie pour le pain sur le buffet
et l'artiste peintre
se mettra en quatre pour la couleur
jusqu'au grenier.

                               

Les vieux clowns

Au cirque, si les vieux clowns tiennent le coup
c'est qu'ils sont bourrés les trois-quarts du temps
de gâteaux hallucinogènes.

Sinon vous pensez bien que ça ferait belle lurette
qu'on leur aurait retiré la patente !

Car malgré le pluriel montant
de leurs décalcomanies sur la figure,
il est clair
qu'ils ont déjà un pied sous le tilleul.

Aussi, en permanence gardent-ils
leur véritable identité cousue grossièrement
dans le double fond de leur musette de scène,
en cas.

                               

Un rustre

Le soir, au dessert,
la petite sainte thérèse en tablier blanc,
fidèle au poste,
présente exprès les mêmes beignets chimiques à son commandant,
pour voir
si
une fois dans sa vie,
plutôt que de laisser aller le mystère sur ses roulettes,
toujours,
il lui demandera enfin de rechercher
l'emballage au fond de la poubelle
pour y traduire
ensuite
au fur et à mesure les ingrédients en latin.

Hélas,
il ne lui réclamera jamais que du sucre en poudre :
on n'attache pas les gros chiens avec des épingles-neige.

                               

La fille d'orphelinat

Cette fois, l'orateur emmène de force
ses deux enfants avec lui sur la scène.

Ah, mais ! Il l'aura, la preuve de son discours !
En chair et en os !

Aujourd'hui, il sautera au-delà
du premier rang des têtes couronnées de confiture,
saintes et honorées,
et ses paroles iront faire office parmi
tout le grand sommeil ramassé au milieu
et plus loin et partout,
ambitieusement,
aux recoins,
jusqu'au fin fond de la salle polyvalente,
jusqu'à la lingère de l'hôpital aux cheveux coupés carré,
pauvre fille d'orphelinat numérotée debout,
son code personnel d'abandon inscrit en rond autour du poignet droit.

De la rue,
toutes les fois qu'elle entend des chiffres elle se trompe.

Elle vient,
elle croit que c'est enfin le jour
du tirage de sa loterie.

                               

Le sans famille

Il collectionne dans les vieux journaux
les vieilles adresses des portés disparus.

Les encadrés, il les découpe aux ciseaux,
la supplique de la présumée-veuve aux AGF,
la photo,
la messe de rappel.

Une fois son père laissé pour mort,
ça lui fait de quoi pleurer quand il est petit.

Dans sa cuisine de vaisselle en boîtes,
il s'en veut,
il se dit qu'il a été con, qu'il aurait dû prendre
l'ancien bottin des Yvelines sur la table du bistro.

Il aurait eu le temps.

                               

Les vieux chevaux

À l'heure où les hommes
roulent leur dernier tonneau contre le mur,
les vieux chevaux maniaques,
toujours saisis du seul et même doute,
jettent d'un coup d'épaule leur couverture
et s'en vont,
bien au-delà des hameaux,
à la recherche de ces lignes
qu'on leur avait fait tracer de force dans la terre du matin.

Une fois dessus,
ils marchent tout le long pour en avoir le coeur net,
mais quand ils arrivent au bout et qu'ils recognent
leur cagoule moricaude contre le fond du tableau,
ça fait le même bruit qu'en plein jour :
c'est le jeton pour le retour qui tombe.

Ce n'est pas encore cette nuit
qu'ils en sauront davantage.